Écartés avant la retraite, oubliés après
Le niveau d’emploi de l’ensemble des actifs présente des écarts importants selon les pays de l’Union européenne. Pourquoi la France a un niveau d’emploi très faible des seniors, des 55 à 65 ans ?
Jacques Delors. Lors de la campagne du
« non » en France, on a entendu dire que la
situation de l’emploi est mauvaise à cause
de l’Europe. Il y a une seule réponse : ce
que la France doit faire pour elle-même,
l’Europe ne le fera pas pour elle. C’est
fondamental. D’autres pays y arrivent !
Veut-on proposer un traité dans lequel
toutes les questions sociales du marché du
travail seront traitées à Bruxelles avec un
gouvernement européen ? Non, bien sûr.
Cette confusion sciemment entretenue a,
entre autres, fait perdre le référendum en
2005. S’il y avait des non fondamentaux,
il y avait aussi des gens troublés par de
fausses affirmations.
En France, à partir des années 70, nous
avons, plus que d’autres, réglé nos problèmes
structurels de l’industrie par les
préretraites. J’ai lu récemment dans un
grand journal que les DRH consultés
disent « les plus de 50 ans sont rigides, pas
mobiles, etc. ». Certains écartent même
les plus de 45 ans. C’est terrible ! La société
tourne mal !
Les organisations syndicales ont mis
longtemps à se saisir du problème du
travail des seniors. Ils le font maintenant
à propos de la discussion sur le passage
de 40 à 41 ans de la durée de versement
des cotisations.
…La CFDT s’est impliquée tout de même !
Jacques Delors. Oui la CFDT, mais pas les autres… François
Chérèque insiste là-dessus et essaye de
changer l’opinion des gens. Il faut redonner
au travail son sens profond. Si je n’ai
pas un travail, je ne suis pas intégré dans
la société, j’ai du mal à me regarder dans la glace.
Le travail reste un facteur central de cohésion personnelle. Le mouvement ouvrier a lutté pour que tous aient un travail,
pour que ce travail soit supportable
et qu’il puisse permettre de vivre. Il faut
remettre cette valeur du travail au centre
des préoccupations.
Les plus de 55 ans voulant continuer à travailler doivent pouvoir
le faire. Parce que la retraite est faible
et parce qu’ils seraient fiers de pouvoir
transmettre leur savoir-faire professionnel.
C’est un grand combat à mener, pas
simplement pour des questions d’équilibre
de nos systèmes de retraite, mais pour des
questions de société, de notre conception
de la société. S’il y en a qui veulent partir
plus tôt, ils partent plus tôt, mais on doit
pouvoir continuer.
La balle est principalement dans le camp
des patrons qui doivent changer leur manière
de voir et de gérer leur personnel.
Dans une société où le travail donne une place à chacun, quelle place pour le retraité citoyen ?
Jacques Delors. On accorde beaucoup d’importance aux
retraités lors des élections. Les retraités
ont encore un rôle à jouer dans la société.
Sauf peut-être en Italie et en Espagne, il
y a une coupure entre les générations. Si
en France l’esprit familial existe encore,
il se réduit trop souvent au « bonjour
Papa, bonjour Maman, peux-tu garder
les enfants ? ».
Cette partie de la population va représenter
bientôt 22% du total. Pourtant on ne la met pas en valeur en leur disant : « vous êtes des citoyens, vous avez un rôle
à jouer dans la société ». Il faut les stimuler
en diffusant des émissions montrant les
bienfaits de la vie syndicale et associative.
On nous montre trop des résidences pour
personnes âgées avec piscine, golf… inaccessibles
pour le plus grand nombre.
On ne fait pas appel à leur sens citoyen, on
ne leur dit pas : « vous existez ! ». Souvent
la rupture avec le travail n’est pas facile
à gérer. C’est le moment où il devrait y
avoir, par exemple, un développement des
universités des seniors, et donc de l’éducation
permanente.
Dans les nouveaux États membres de
l’Union, la situation des personnes âgées
est très pénible parce que la coupure entre
les générations est encore plus flagrante.
Les enfants reprochent implicitement à
leurs anciens d’avoir supporté le régime
totalitaire, voire de l’avoir soutenu.
En Europe du Nord, on rêve des Baléares,
de Majorque, de la Tunisie… Quelle
conception de la société effroyablement
matérialiste ! L’Europe occidentale est en
déclin, sans parler du religieux, sur le plan
du vivre ensemble, du respect des gens,
de l’attention porté aux autres. C’est indiscutable,
l’individualisme contemporain
est très poignant.

Entretien exclusif avec Jacques Delors
Sommaire d’un dossier spécial de 11 articles :
Jacques Delors, un désir permanent d’améliorer la société
Lexique
L’Europe : « la compétition stimule, la coopération renforce, la solidarité unit »
L’agriculture n’est pas une activité comme les autres
Jusqu’où élargir l’Europe ?
« Pour une politique commune de l’énergie »
« La convention collective summum du socialisme démocratique »
Des rapports au CERC pour décrire la réalité et la dénoncer
Écartés avant la retraite, oubliés après
Qui est Jacques Delors ?
Le livre des « Mémoires » de Jacques Delors