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« La candidature de Kamala Harris relance le camp démocrate »


La politologue franco-américaine Nicole Bacharan(1) scrute la vie politique des États-Unis depuis longtemps. Le camp démocrate qui n’avait aucune chance de l’emporter avec Joe Biden, s’est trouvé une candidate qui crée de l’enthousiasme et dispose d’une grande crédibilité notamment auprès des femmes. Une interview exclusive de Fil Bleu, le magazine des adhérents de la CFDT Retraités.

Fil Bleu. – Comment se porte l’Amérique économiquement et moralement ?

Nicole Bacharan. Sur le plan économique, elle se porte bien. Les chiffres sont bons : le chômage est très bas, l’inflation lente, la croissance est là, les investissements de ré-industrialisations dans les infrastructures, les énergies renouvelables, les hautes technologies sont élevés. En revanche pour une partie de la population, c’est différent. Les inégalités restent très fortes, la pandémie a frappé durement et beaucoup de ménages ne ressentent pas encore un mieux dans leur pouvoir d’achat. C’est d’ailleurs un des enjeux de ces élections. Sur le plan moral et politique, l’Amérique ne va pas bien du tout. La crise est très grave avec une vraie dégradation de la morale publique. Elle est dans une polarisation profonde, les camps, de gauche et de droite, sont tirés vers les extrêmes. Les citoyens et les partis sont profondément divisés. Ces élections sont très moroses. Avant la candidature de Kamala Harris, soixante-dix pourcents des Américains ne voulaient ni de l’un ni de l’autre des candidats.


Qu’avez-vous pensé du débat Biden/Trump ?

Ce débat a été une catastrophe pour Joe Biden. Sa mission était de rassurer sur son état de santé, il a démontré le contraire. Sans mépris pour les personnes âgées, la charge de président des États-Unis est extrêmement lourde. Je dis avec tristesse que Biden devait se retirer. Il a été un grand président mais il n’avait plus la force d’assurer quatre ans supplémentaires.

L’arrivée de Kamala Harris pour challenger Donald Trump est-elle une bonne chose ?

Oui, ça relance l’intérêt de ces élections. Après la tentative d’assassinat contre Trump, il n’y avait plus aucune chance pour les Démocrates de l’emporter. L’arrivée de Kamala Harris a retourné la situation. Maintenant, ce n’est pas du tout certain qu’elle soit élue mais cela stimule les électeurs qui n’avaient pas envie de voter, qui détestaient autant Trump que Biden, deux messieurs trop âgés qui ne pouvaient pas comprendre leur vie.

Quel est le programme de Kamala Harris ?

Elle ne peut pas renier ce qui a été fait sous la présidence de Biden. Elle est fondamentalement d’accord avec ses grandes orientations. Elle a avancé quelques nouveautés mais elle a encore un peu de mal pour à la fois soutenir ce qui a été fait et pour marquer une différence. Elle doit montrer qu’elle n’est pas une pâle copie de Joe Biden. Sur le plan économique et social, elle a présenté des mesures concernant le pouvoir d’achat comme le blocage des prix de certaines denrées de première nécessité mais n’a pas encore trouvé la méthode pour y parvenir légalement. Elle a prévu un crédit d’impôt pour les familles qui auraient un bébé dans l’année ainsi qu’une aide de 25 000 $ pour les primo-accédants et la construction de logements sociaux. Sur les impôts, elle reste dans la ligne de Biden qui voulait les augmenter pour les contribuables gagnant plus de 400 000 $ annuels et pour les entreprises. Elle veut aussi soutenir les investissements dans les infrastructures et dans la transition énergétique.

Est-ce qu’elle se distingue sur les questions liées aux femmes ?

Elle a davantage d’impact. Sur l’avortement, Biden et l’équipe démocrate étaient très en pointe. Elle a en plus la crédibilité d’une femme qui est en campagne sur ce sujet depuis plus d’un an. Cette question est très importante pour les électeurs, elle vient juste derrière celle du pouvoir d’achat, et notamment dans le vote des jeunes femmes. Joe Biden avait leur confiance, Kamala Harris crée de l’enthousiasme. Résultat : c’est un gros problème pour les Républicains.

Que reste-t-il aux Républicains pour faire la différence ?

Kamala Harris n’a pas gagné d’avance. Les deux camps se reconstituent tels qu’ils étaient il y a quatre ans. Les sondages montrent que l’élection reste très serrée. L’argument fort de la campagne Trump demeure l’économie. Dans les États loin des deux côtes, les Américains de condition moyenne disent : « On sait que Trump est un voyou mais on allait mieux sous son administration. » Il y a une nostalgie des années Trump avant la Covid. Les baisses d’impôts avaient dopé l’économie, les salaires, et l’inflation était très basse. Cette population ne suit pas forcément les chiffres macroéconomiques, en revanche elle est attentive à la facture du supermarché et du plein d’essence. Elle ne tient pas rigueur à Trump de la plongée économique pendant la pandémie, ce n’était pas de sa faute.

Mais la menace pour la démocratie ?

Pour beaucoup d’Américains, ce n’est pas fondamental. Ces mêmes Américains disent : « Trump a été excessif mais on est toujours là et le pays ne s’est pas effondré. » Le pouvoir d’achat reste la préoccupation la plus largement partagée.

Qu’est-ce qui pourrait être décisif ?

Le débat télévisé devrait être très regardé et constitué un moment important de la campagne. Ce sera le premier et peut-être le seul. La campagne est très courte, les premiers électeurs, ceux de Pennsylvanie, votent dès la deuxième moitié de septembre. On parle toujours de « la surprise d’octobre » quand l’un ou l’autre camp trouve un argument dévastateur pour terrasser l’adversaire. Mais même les décisions judiciaires ne pourront détourner le cours de l’élection. Le 18 septembre, le juge de New York va prononcer une sentence à l’encontre de Trump qui a déjà été condamné. Mais ce dernier fera forcément appel.

Comment se positionnent politiquement les personnes âgées aux USA ?

À l’évidence, cette population n’aime pas l’aventure ni les extrêmes. Leurs préoccupations vont logiquement vers les retraites et le système de santé. Côté démocrate, l’administration Biden a incarné une forme de sécurité mais la gauche du parti Démocrate, celle qui s’est exprimée en faveur de Gaza et même du Hamas, a semé le désordre dans « l’Amérique profonde » et notamment chez les retraités qui sont plutôt conservateurs. Est-ce que Trump incarne le conservatisme ? Il a, semble-t-il, une petite avance chez les seniors mais pas écrasante.

Quels seraient les risques pour l’UE et pour la France en particulier d’une victoire de Donald Trump aux élections de novembre ?

En rentrant à la Maison Blanche en janvier 2025, Donald Trump ne serait pas le même que celui de janvier 2017. Sur le plan politique, il a des équipes préparées contrairement à 2017 où il ne pensait pas gagner. C’était des amateurs qui n’avaient aucune idée dont fonctionnait le gouvernement. Aujourd’hui, il a un projet autoritaire issu de la mouvance mondiale des démocraties illibérales. Il est très hostile à l’Otan et à l’Union européenne. Il trouve que l’Otan coûte trop cher et ne voit pas l’intérêt de préserver une Europe libre et démocratique. Pourtant les deux guerres mondiales ont montré qu’une Europe plongée dans la guerre et les régimes autoritaires était incompatible avec la prospérité de l’Amérique. Cela, Trump ne le comprend pas du tout. Son élection affaiblirait immédiatement l’Otan. Même sans sortie définitive, il peut réduire les financements américains, retirer des troupes, semer le doute sur l’application de l’article 5 (2) et supprimer ainsi la dissuasion nucléaire. Ce serait une très mauvaise nouvelle pour l’Europe et pour l’Otan. L’Europe se retrouverait seule face à la guerre en Ukraine et aux ambitions de Poutine qui grandissent tous les jours.

Quelle vision a-t-il des relations internationales ?

Elle relève du fantasme, d’un isolationnisme très dur, s’appuyant sur une Amérique surarmée pour décourager toute menace mais qui s’occupe le moins possible des affaires du monde. Sa grille de lecture est « combien ça coûte et qu’est-ce que ça me rapporte en termes de prestige et de gloire personnelle ? » Il n’est pas belliciste pour autant. Il ne souhaite pas la guerre mais risque d’abandonner les alliés. Vis-à-vis de la Chine, il a adopté une position dure en matière de droits de douane, de confrontations économiques et commerciales, comme Biden d’ailleurs, mais est-ce qu’il protégerait Taïwan ? Rien ne le garantit.

Propos recueillis par Didier Blain

(1) Elle est l’auteur de La plus résistante de toutes, Éditions Le Point, 336 pages, 9,30 euros.
(2) L’article 5 prévoit que si l’un des pays de l’alliance est attaqué, tous les membres de l’alliance se considèrent attaquer et doivent riposter.