« Faire progresser la démocratie consiste à la compliquer »
Comment est née la démocratie et quels en sont les grands principes ?
Pierre Rosanvallon. En Grèce, 700 ans avant notre ère, la démocratie naît dans les villes vivant un mélange de la population, le commerce amenant des gens différents. Quand beaucoup de personnes différentes se mélangent, il faut fixer des règles communes. La discussion permet de les fixer. La démocratie est donc un régime né de l’obligation de faire vivre ensemble des gens différents. Elle se redéfinit dans le siècle des Révolutions : anglaise, française et américaine.
La démocratie repose sur des principes d’inclusion et de participation. C’est le régime des citoyens égaux. Chacun a son mot à dire. L’égalité des paroles des uns et des autres est un principe d’inclusion.
Si l’on discute de gestion économique ou d’organisation technique dans notre société, il est légitime de reconnaître un pouvoir de l’expert. Mais la démocratie considère que chacun est expert sur les critères de justice et les fondements du monde commun. Un grand savant ou un illettré ont le même titre à discuter du juste et de l’injuste, à réfléchir sur l’organisation du bien commun. Voilà la deuxième naissance de la démocratie.
Vous dites que les régimes démocratiques ont ensuite reposé sur deux pieds : le suffrage universel et l’administration publique ?
La démocratie est d’abord le régime de la volonté générale. Mais elle ne résulte pas simplement de l’expression majoritaire dans les urnes. L’intérêt général est celui du plus grand nombre. Le vote du plus grand nombre est une détermination arithmétique. On ne peut pas discuter le fait que 51 est supérieur à 49. Première définition !
L’État exprime dans la durée l’intérêt général. L’État se définit comme le garant de la perpétuité sociale. L’administration publique de l’État est un pouvoir de service public, un pouvoir de l’intérêt général. Elle repose sur la durée.
Un gouvernement élu au suffrage universel peut avoir une politique de la forêt qui change tous les six mois. Pourtant il est nécessaire d’avoir une politique centenaire de la gestion de la forêt. Voilà pourquoi on complique au XIXe siècle la définition de la démocratie : à côté du pouvoir majoritaire on reconnaît la nécessité de mettre en place un État de service public. Il va être une autre incarnation de l’intérêt général.
Vous constatez que notre démocratie évolue avec une forte création d’autorités indépendantes et de nouveaux pouvoirs pour les Conseils constitutionnels ?
Les autorités indépendantes et les Cours constitutionnelles se multiplient. Ces institutions se développent parce que les pouvoirs politiques sont suspectés de partialité. Premier exemple d’autorité indépendante, « l’Interstate Commerce Commission » créée pour réguler les chemins de fer en 1887 aux États-Unis. Le président des États-Unis ayant été l’avocat d’une compagnie des chemins de fer, on doute qu’il agisse dans l’intérêt général. Pour préserver l’impartialité et l’intérêt général, on décide de le soustraire au politique.
La naissance de notre Commission nationale informatique et liberté (Cnil) en 1978 résulte d’un projet de fichier unique par la fusion des fichiers existants (Sécurité sociale, police, impôts, etc.). Craignant que ce soit un instrument du gouvernement contre les libertés, une protestation énorme se développe. Le gouvernement confie alors l’autorisation et la vérification des fichiers à une commission indépendante.
Bien que le pouvoir soit élu par une majorité, donc légitime, il s’avère nécessaire de définir sa légitimité de façon plus impartiale. Cette impartialité s’incarne dans une institution sur laquelle personne ne peut mettre la main. La demande démocratique a donc été dans le sens de la création d’autorités indépendantes et du Conseil constitutionnel (créé en 1958).
L’autorité indépendante n’est pas un contre-pouvoir, mais un autre pouvoir démocratique. Elle est plus fragile car sans le statut intangible que donne l’arithmétique électorale.
Mais dans tous les pays on ne les inscrit pas dans une perspective démocratique générale ! Ce bricolage rend certaines situations insatisfaisantes : les conditions de nominations ou de fonctionnement étant loin d’être indiscutables.
Leur fonctionnement doit donc être plus réfléchi. Les conditions de nomination plus organisées.
En résumé, des pouvoirs non élus peuvent être démocratiques. Toutefois, en cas de conflit, le pouvoir de la majorité tranche.
En mai 2009 à Grenoble, le thème de votre forum porte sur « Réinventer la démocratie » ?
La démocratie est inachevée. Si la démocratie organise seulement le suffrage universel et l’État de droit, elle est réalisée. Mais si la démocratie tend vers une implication plus grande des citoyens, si la démocratie tend vers l’intérêt général, si la démocratie tend vers la construction d’une société de semblables, on est encore loin du résultat. Partons donc du principe que nos démocraties sont encore inachevées. Elles seront toujours inachevées, mais elles peuvent être plus ou moins inachevées.
Réinventer la démocratie consiste justement à prendre acte de son inachèvement. L’Europe et l’Occident, les États-Unis encore plus, s’érigent en professeurs de démocratie dans le monde entier depuis la chute du mur de Berlin, puis de la chute d’un certain nombre de dictatures. Comme si nous possédions la démocratie ! Comme si nous l’avions parfaitement réalisée ! Oui, j’enseigne au Collège de France qu’elle est inachevée. Le dire s’avère aussi une critique de l’arrogance occidentale sur le sujet.
Faire progresser la démocratie ne consiste pas à la simplifier mais à la compliquer. En effet, nous avons les moyens techniques pour simplifier la démocratie : on pourrait organiser des référendums sur dix questions tous les soirs à la fin du journal télévisé. On ne le fait pas car il y aurait chaque jour des décisions contradictoires. La volonté générale n’est pas l’addition de petites décisions. C’est la construction d’une volonté collective dans le temps.
Compliquer la démocratie c’est compliquer les formes de la représentation. Personne ne peut dire « le peuple c’est moi » : il faut donc trouver des façons différentes de représenter le peuple. Personne ne peut dire « je suis l’intérêt général » : il faut donc des façons différentes d’incarner, dans les institutions, l’intérêt général.
La démocratie est inachevée et il faut la compliquer. C’est le sens de l’expression « réinventer la démocratie ».
Propos recueillis par Georges Goubier, Guy Gouyet et Claude Wagner.