Le congrès confédéral extraordinaire des 6 et 7 novembre 1964 constitue un événement majeur de notre histoire syndicale. À ce congrès, 70,12 % des délégués votent pour la déconfessionnalisation de la CFTC et donc pour l’évolution en CFDT. Des acteurs de l’époque témoignent.
« Tout le monde savait que je souhaitais que l’organisation modifie son titre et ses statuts parce que j’estimais qu’il n’était plus nécessaire de distinguer les engagements selon que l’on est chrétien ou pas », déclare Eugène Descamps, secrétaire général de la CFTC puis de la CFDT, quelque temps après le congrès de Paris de novembre 1964. L’historien Frank Georgi observe que, « paradoxalement, l’accompagnement de la laïcisation de la CFTC était animé par des militants chrétiens, souvent issus de la JOC, la Jeunesse ouvrière chrétienne, qui apportent un esprit plus ouvrier, plus combatif et plus intéressés par la tradition du mouvement ouvrier non marxiste ».
Lors du congrès, les Unions départementales de ce qui deviendra la région Rhône-Alpes jouent un rôle actif et favorable à la déconfessionnalisation de la CFTC. Cette transition est soutenue par de nombreux militants syndicaux, notamment chrétiens, de la région. Marcel Gonin*, membre du bureau confédéral CFTC, était de ceux-là. Il était très actif au sein du comité directeur de Reconstruction, le mouvement qui visait à transformer la CFTC en une organisation laïque et ouverte à tous les travailleurs, indépendamment de leurs croyances religieuses.
Délégué chez Berliet, Claude Milly raconte : « En 1963, pas une réunion syndicale ne se passait sans que ne soit évoqué le congrès qui se profilait pour l’année suivante.
J’ai le souvenir de ces débats et la volonté de conserver les références chrétiennes par un groupe d’adhérents qui pensaient que cette référence n’empêchait pas l’ouverture et l’évolution. Après le congrès, il n’y eut aucun départ dans mon entreprise, tous les militants ont conservé leur mandat.
1964 n’aura été qu’une étape dans l’évolution de notre organisation, et aura concrétisé une ouverture et non un rejet. »
Éliane Ginet, infirmière aux Hospices civils de Lyon et militante chrétienne au sein de l’Action catholique des milieux sanitaires et sociaux (ACMSS), se souvient : « Au congrès de Paris, jeune militante, je suis intervenue au nom de l’Union départementale du Rhône pour défendre le passage de la CFTC à la CFDT. »
Et d’ajouter aujourd’hui : « La religion n’a rien à voir avec le syndicalisme. Et puis, la CFDT c’était la continuation de la CFTC. »
Des débats vigoureux
Dans les Unions départementales (UD) du Nord et du Pas-de-Calais où les mineurs avaient du poids, le maintien de la morale sociale chrétienne était vivace. L’attachement des syndicats du Pas-de-Calais au sigle CFTC et à la référence à la morale chrétienne est fort. L’UD du Nord, avec son secrétaire général, André Glorieux, jouera un rôle déterminant, contribuant à la transition vers la CFDT. Au cours des débats et des consultations d’adhérents, le Sgen et le groupe Reconstruction de Lille contribuent fortement à l’évolution des mentalités.
À Valenciennes, André Bocquet, ancien professeur d’histoire-géo investi dans la CFDT interprofessionnelle, se remémore : « J’ai entendu parler de la déconfessionnalisation avec le Sgen dont le secrétaire général de la fédération, Paul Vignaux, était un des animateurs de Reconstruction. Personnellement, je n’étais pas un passionné de la déconfessionnalisation. Dans le Valenciennois, ce n’était pas la préoccupation première des copains, plus inquiets par l’avenir industriel. Il y a eu des débats très vigoureux avec les mineurs dont le syndicat était très puissant, et des salariés d’autres branches très attachés à la CFTC.
Lors d’un congrès de l’union locale en novembre 1963, nous avons voté pour l’évolution. Il y a eu peu de démissions, par loyauté et fidélité à l’organisation, mais on a vite repris pied. En 1968, nous avons même réussi à dépasser le nombre d’adhérents que nous avions avant le congrès confédéral de 1964. » Cependant, cette évolution n’a pas été sans tensions, notamment avec les mineurs. Malgré cela, la majorité des congressistes de la région voteront finalement en faveur de la création de la CFDT.
Le respect du vote
En Alsace, Thomas Kipp était permanent et s’occupait des ouvriers du bâtiment, des travaux publics, des bûcherons et même des coopératives agricoles. En novembre 1964, il participe au congrès extraordinaire de Paris. « En Alsace, les membres de la CFTC n’étaient pas favorables à la déconfessionnalisation. Bien sûr, il y avait des branches favorables, à l’instar du Sgen. À l’annonce des résultats, plus de 70 % pour l’évolution, j’ai entendu Joseph Sauty, le responsable des mineurs du Nord, s’exclamer : “Quel que soit le résultat, nous on reste CFTC.”
Comme les autres permanents alsaciens, je n’étais pas d’accord avec l’idée de ce changement mais nous en avons accepté la règle démocratique et nous sommes restés dans l’organisation. Les adhérents les plus compliqués à convaincre travaillaient dans les métiers manuels. Nous avons donc battu le terrain avec pédagogie et persévérance pour qu’ils restent adhérents. La région était ancrée dans une profonde culture catholique : les ouvriers ne manquaient pour rien la messe du dimanche dans leurs villages. De plus, comme beaucoup de syndicalistes, j’ai eu une éducation puisée dans les valeurs sociales de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC).
Le pont paraissait difficile à franchir ! Même si les adhérents n’étaient pas tous armés pour comprendre l’analyse des rapports présentant le bon sens de l’évolution, ils sont nombreux à avoir saisi que la déconfessionnalisation ne signifiait pas ne plus être chrétien, mais peut-être de l’être davantage grâce à son nouvel esprit de solidarité et d’ouverture, valorisant ainsi une vie syndicale avec des militants athées ou de confessions différentes. Au lendemain du congrès, j’ai eu le sentiment d’appartenir à la même organisation. Elle venait juste de changer ses statuts en restant dans la veine de son action. On devait respecter la décision démocratique. C’est ce que nous avons fait. »
Clôturant le congrès, Maurice Bouladoux, l’homme clé du long travail qui débuta à l’automne 1960, dans l’optique d’adapter le syndicalisme chrétien à son époque, déclare : « Fidèles au passé et marchant vers l’avenir, vous ferez de la CFDT l’instrument de la libération de la classe ouvrière. »
[Jean-Pierre Druelle et Denis Ritzenthaler
(*) Marcel Gonin a été secrétaire général de l’Union confédérale des retraités (UCR) CFDT de 1982 à 1991.